27 Février 2023
Je suis resté 150 ans figé sur cette toile, prisonnier de ce cadre qui est aujourd’hui exposé dans un musée. Une jeune femme à la chevelure fauve et au visage constellé de taches de rousseur se tient face à moi et m’observe. Ses yeux bleu turquoise perçants et sa bouche aux lèvres fines la lui donnent beaucoup de charme. Elle semble à la fois pensive et ironique. Elle s’approche de moi. Je sens qu’elle a envie de me toucher. Elle y renonce. Elle sort de son sac une sorte de boitier lumineux. Avec un doigt, elle tapote dessus. Les humains de cette époque sont devenus fous. Soudain, elle se met à parler en plaçant l’écran devant son visage. D’une voix douce et claire, elle se lance dans un monologue :
— Tableau de 1874 fuyant la critique de Pere borell del caso. Ce portrait d’un jeune garçon du 19e siècle est saisissant. On dirait une photographie tant il est peint avec finesse. Il est assis sur un tabouret et fixe les visiteurs sans rien montrer de ce qu’il ressent, c’est un taiseux. Je crois tout de même deviner un soupçon d’ironie dans sa mimique comme si il se moquait du peintre et maintenant de ceux qui l’observent. L’artiste aurait dû le restituer un peu plus actif dans la gestuelle, expressif dans le regard et mieux l’habiller. Son côté froid et son aspect débraillé : pantalon retroussé, chemise ouverte, pieds nus le rendent pitoyable et antipathique.
Mais qu’est-ce qu’elle raconte cette gonzesse ? Elle m’énerve, je vais finir par me fâcher. C’est peut-être ce qu’elle cherche.
Maintenant, elle lève son boitier, me toise, appuie dessus plusieurs fois. Elle observe ensuite son écran. Et je n’en crois pas mes yeux, je me vois dedans comme si je me contemplais dans une glace, mais en beaucoup plus petit. Inouï, en 150 ans, je n’ai pas vieilli. Je réalise qu’elle m’a tiré le portrait sans mon accord, ce qui déchaîne ma colère. Je sors du tableau, du cadre.
Sidérée, elle me regarde et continue à m’immortaliser avec son boitier.
Je sors du tableau et du cadre et me jette sur elle. Je pose mes mains autour de son cou et commence à serrer. Le gardien du musée se précipite et parvient à me maîtriser. Des policiers arrivent, me passent les menottes et m’emmènent. Après avoir croupi dans des salles d’exposition, je vais me languir en prison et je n’aurais plus personne pour m’admirer.
Martine Martin / Inédit pour le défi 278 des croqueurs de mots animé par Gisèle (thème inventer une histoire à partir du tableau ci-dessous