28 Mai 2023
2 juin 1970 — extrait du journal d’un des derniers gardiens du phare des barges
Mon père était marin pêcheur. Lors d’une tempête, il a sombré en mer avec son bateau. Jamais on ne l’a retrouvé. Aujourd’hui encore chaque nuit de veille, il reste présent en moi et me parle en dessous de ses flots que je domine et qui ne m’engloutiront pas comme lui. Bien que je sois fier de mon métier, papa regrette, mais comprend les motifs pour lesquels je n’ai pas choisi sa profession, même si j’en rêvais enfant.
Comme lui, je niche au cœur de l’océan bien à l’abri en haut de ma tour de pierres et de verre, fouettée par les vents et sur laquelle se brisent les lames déchaînées.
Que la lumière, ma raison de subsister, fût, qu’elle ne s’éteigne jamais. Je suis gardien de phare. Éclairer la nuit des marins, leur redonner l’espoir au milieu des ténèbres, les guider est ma mission. Je me sens à la fois puissant d’illuminer l’obscurité et triste de vivre en ermite. Je culpabilise, bien protégé des furies de l’océan, de me complaire de cette existence monotone. Pourtant, j’aime cette vie solitaire dans la pénombre dans mon mirador au large des côtes vendéennes. J’y rêve de voyages lointains, d’autres horizons.
Je songe à ma femme Jeanne et à mon fils Pierrick à terre que j’adore. Ils me manquent tellement. Je me réjouis de les retrouver après quelques jours et nuits passées dans le phare.
Je pense aux hommes d’équipage qui ont lancé leurs chaluts et les remontent avec angoisse. La pêche sera-t-elle fructueuse et leur permettra-t-elle de faire vivre leurs familles ? Ils doivent se demander la raison de leur présence dans ces flots en colère au cœur des ténèbres pour juste gagner au mieux de quoi subsister. « Oh ! combien de marins, combien de capitaines, qui sont partis joyeux, pour des courses lointaines dans ce morne horizon se sont évanouis ». L’image de mon père est à jamais gravée en moi. J’en parle à mon fils souvent pour perpétuer le souvenir et le rendre fier de ses racines.
Je passe des heures à écrire mes mémoires pour témoigner de la vie des gardiens de phare quand l’automatisation les aura tous fait disparaître.
Petit à petit, la nuit cède le pas au jour. Certains matins, l’aurore enflamme l’océan et le ciel d’un rideau de lumière safranée. J’admire ces levers de soleil toujours avec une grande émotion, même s’ils marquent la fin de mon métier. Je vais pouvoir bientôt m’endormir, satisfait du travail accompli.
Demain sera un autre jour à bord de mon phare qui va être automatisé, l’ultime, après 35 ans de service. L’heure de la retraite a sonné et je ne sais pas si je vais pouvoir vivre sans lui, le quitter à jamais. Je conserverai à la fois la fierté et la peine d’avoir été le dernier à le garder. J’aurais tellement souhaité que Pierrick, mon fils, puisse à son tour transmettre la lumière dans la nuit océanique.
Le 21 octobre 2012 - Blog de Pierrick
Aujourd’hui, c’est le vingtième anniversaire de la mort de mon père qui a été un des derniers gardiens de phare. Il a pris sa retraite et n’a pas été remplacé.
Enfant, je souffrais de l’absence de papa, mais conjointement, j’imaginais exercer le même métier, le plus beau du monde à mes yeux. Quoi de plus motivant qu’illuminer la nuit, surveiller la lanterne et offrir l’espoir à ceux qui sont perdus au cœur de l’océan tout en profitant de la solitude pour rêver et écrire.
Hélas, avec l’automatisation des phares, je ne pouvais plus suivre l’exemple de mon père. Il le désirait, et même si ce n’est pas de ma faute, je m’en veux de n’avoir pas pu lui donner ce plaisir avant sa mort.
Mon idéal d’enfant était brisé. Il fallait bien que je choisisse une profession qui me plairait pour vivre, fonder une famille, mais laquelle ?
Passionné de cinéma, adolescent, je suis allé visionner en 1988 « Cinéma Paradisio ». L’histoire d’Alfredo, le projectionniste, qui transmet son enthousiasme pour ce métier à Salvatore représenta pour moi une révélation.
Alfredo, c’était papa qui offrait la lumière dans la pénombre, guidant ses amis marins. Il vivait dans la solitude de son phare comme lui dans celle de sa cabine au-dessus de la vague des spectateurs. Il éclairait et enjolivait leur nuit, il n’avait qu’à veiller, lui aussi, à ce que le matériel fonctionne correctement et à remédier aux pannes. Pendant ce temps, il pouvait bien sûr voir de nombreux films, mais également rêver et écrire.
C’était comme moi un ermite. En sortant du cinéma, j’avais trouvé mon futur job. Tel papa, je serai passeur de lumière. J’offrirai du réconfort et je pourrais, pendant les longs métrages, continuer à rêvasser.
Aujourd’hui, je suis projectionniste dans un multiplexe, j’aurais préféré une salle d’art et essai, mais impossible, elles se raréfient.
Je prépare mes bobines en assemblant les différentes parties de la pellicule que je reçois, je mets l’appareil en marche et je regarde le film tout en surveillant. Parfois, il peut se déchirer et je dois intervenir très vite. Le plus souvent, tout fonctionne bien et, après avoir visionné la bande une fois, je peux rêver, écrire, prendre du recul. Cette solitude dans la pénombre développe mon imagination et ma créativité.
Comme dit notre directrice des ressources humaines, je ne travaille que vingt minutes toutes les deux heures. Tu vois papa, j’exerce en fin de compte un métier identique au tien et j’espère que tu t’en réjouis là-haut.
Aujourd’hui, je suis particulièrement ému à cause de l’anniversaire de ta mort, mais aussi parce que j’ai appuyé sur la touche du clavier de l’ordinateur, le film est parti tout seul. C’est le dernier que je passe.
Avec le numérique, n’importe qui peut maintenant d’un poste de commande central conduire les projections dans plusieurs salles, et même à distance. Je suis devenu inutile et mon patron n’attendra pas que je prenne ma retraite pour me remercier.
Je peux m’estimer heureux, ma société ne m’a pas licencié, elle m’a proposé un emploi dans le hall d’accueil du multiplexe. Mon prochain travail va consister à vendre des billets, les contrôler à l’entrée des salles, et fabriquer et écouler des pop-corn dont l’odeur m’écœure. On m’a garanti qu’en contrepartie, quand il y aura des problèmes techniques avec le numérique qui bogue parfois, je serai en priorité appelé. J’ai accepté ce poste polyvalent, il faut bien que je fasse vivre ma femme et ma fille. La DRH a semblé ravie de mon accord, car beaucoup ont refusé. Elle m’a dit, pour me consoler : « Vous allez moins vous ennuyer maintenant ». Je sais qu’elle voulait dire sans l’oser que j’allais enfin travailler.
Courageux, j’ai le sens des responsabilités. Imagine, papa, après avoir vécu dans l’obscurité et la solitude, quelle agression de faire face aux nombreux clients, excités et pressés. Ce n’est pas pour moi le solitaire. Je suis comme toi victime du progrès technique.
Tu demeureras mon phare. Faute de ne plus pouvoir offrir et conserver la lumière que tu m’as transmise., je vais le garder bien au chaud en moi. Elle ne s’éteindra jamais. Je le donnerai à Anne ta petite fille pour qu’elle maintienne toujours l’espoir au fond de son cœur au milieu des tempêtes de sa vie.
Martine MARTIN - Réédition pour les jeudis en poésie du défi 283 des croqueurs de mots animé par Papiluc (thème : Le cinéma)