Ce monde où tout s'efface
Trois mois après ma naissance, un couple m'adopta. C’est Martine qui craqua quand elle m'a vue, un vrai coup de foudre. Peut-être ma blancheur l'attira-t-elle. Elle m’a saisie, regardée sous toutes les coutures, caressée puis m’a reposée délicatement. Elle a fait de même avec mes compagnes d’infortune puis est revenu vers moi, m’a contemplée une nouvelle fois. Son époux, si sûr de lui, piaffait d’impatience devant ses hésitations. Il s’exclama :
- Elles se ressemblent toutes, alors prends celle-ci et finissons en
Je savais qu’il se désintéresserait de moi. Ainsi il me laisserait tranquille et ne me martyriserait pas.
Le doute semblait habiter Martine et cela me plaisait. Je pourrais vivre à ses côtés, l’observer. Je voulais le meilleur pour elle et l’aider à se débarrasser de ses mauvaises pensées. Dans sa maison des Sables d'Olonne en Vendée, Elle divaguait à longueur de journée. Elle notait tout ce qui lui venait en tête dans un carnet à spirales et se réveillait même la nuit pour y inscrire quelques idées subites afin de les fixer avant qu’elles ne s’échappent. Je compris qu'elle était romancière. Elle passait des heures entières à rédiger un nouveau livre autobiographique « Le vent des doutes ». J’espérais secrètement qu’elle y parlerait de moi. Parfois, elle me tenait par la main et me promenait dans son jardin fleuri. Ensemble, nous cheminions rapidement dans un sens, puis revenions sur nos pas. C’était sa façon de faire le vide dans son esprit, d’y voir plus clair pour magnifier son inspiration et pouvoir aussitôt se remettre à écrire. Combien avais-je usé du caoutchouc de ma semelle lors de ces virées ? Je finis par me lasser de ces brèves promenades très fréquentes où je n’avais même pas le temps d’observer autour de moi. Ma destinée n'était-elle pas d’obéir à ma maîtresse et de la suivre là où elle me mènerait en me taisant et sans me rebeller ? Plus vraiment blanche, j’étais devenue un peu grise. J’avais aussi mauvaise mine que le crayon à papier de Martine qui courait sur le papier infatigable de son carnet, mais se rapetissait après chaque blessure de la lame du taille-crayon. J’étais informe. Elle également se tassait au fil des mois. Elle s’enfonçait petit à petit depuis une rupture familiale
Un jour, elle arriva avec un gros paquet en carton et en sortit une tablette. Soudain, son écran s’éclaira. Ses doigts effleurèrent le clavier numérique d’abord lentement, puis ils acquirent de l’assurance. Elle n’écrivait plus à la main ses pensées mais elle les dictait de sa voix douce mais assurée à cet objet qui les retranscrivait aussitôt fidèlement. Souvent, elle effaçait avec un doigt ce qu'elle venait de dire. Je rêvais de me métamorphoser en tablette. Je demeurerais ainsi de longues journées inactive à le contempler. Finies les promenades dans le jardin. Dans l’espace resté vierge, de nouveaux mots apparaissaient sur son écran. Peu de temps après, je la vis prendre son crayon qui était maintenant tout petit. Elle le lança au loin en visant la corbeille à papier. Sans même le regarder, Elle s'en débarrassa sans lui exprimer sa reconnaissance pour le boulot fourni, Son fidèle outil de travail devenait trop vieux, trop usé « has been » et « out ». elle jeta son crayon comme on licencie les employés des entreprises jugés trop âgés. Je savais que j’allais subir le même sort. J'avais vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin. Elle se tourna ensuite vers moi, m’attrapa et me lança en direction de la poubelle. J’aurais rejoint mon ami crayon si Boule, le chat, croyant à un jeu, ne m’avait pas saisie au vol dans sa gueule, ramenée et déposée dans le creux de la main de Martine qui me catapulta à l’autre bout de la pièce. Boule n’arriva pas à m’attraper. Ne voulant pas me transformer en boule de gomme, je disparus par la fenêtre ouverte en laissant au matou la souris de l'ordinateur Après avoir passé ma vie à effacer, je me suis gommée moi-même.
Que suis-je devenue réellement ? Répondez à ceux qui vous le demanderont «Mystère et boule de gomme» pour ne pas gommer la part de rêve dans ce monde impitoyable ou tout finit par s’effacer.
Martine MARTIN pour le défi 270 des croqueurs de mots animé par Anne.
Thème : Faire parler un objet qui raconte sa propre histoire